vendredi 23 mars 2018

Silence Malléen

Peu de monde sur le quai lorsque le train entre en gare de Buenos Aires. La sirène m’appelle, signe de départ, je monte dans un compartiment vide, vieille odeur de cuir et de cigarillos froids. Dans l’espace conjoint au mien, un vieux couple se regarde en silence, dégustant des tasses de maté qu’un thermos encore fumant tient au chaud. Moi, je descends en silence une Quilmes, les yeux qui oscillent de mon bouquin à la fenêtre ouvertes sur la campagne argentine, une lecture à peine perturbée par le ronflement du train.

Pinas et Gerardo sont deux amis d’enfance. Pas dans le genre franche camaraderie, plutôt dans le style de deux personnes qui s’écoutent en silence et discutent de la vie, entre débats et passions. Mais les aléas de la vie font qu’à un moment donné, les chemins s’éloignent, chacun prend un aiguillage différent. Le chef de gare les réunit à nouveau après une dizaine d’années dans la maison bourgeoise de Gerardo, l’occasion de reprendre ces discussions nocturnes, ces ballades dans les champs à échanger quelques mots ou quelques silences.

Le train souffle quelques instants, déversant une fumée humide dans le ciel bleu nuit. Les hommes descendent sur le quai avec femmes et bagages, m’isolant encore un peu plus dans ce train. La lune pointera bientôt son œil dans un coin de la fenêtre, le train crachotera à nouveau son souffle d’entrain. Le silence est magistral, ce soir. Au clair de lune, les pages légèrement bleuies par le ciel argentin sont elles aussi magistrales. De par la concision de la plume de l’auteur et le dialogue des silences.

« Ayant terminé son travail, il ne lui restait plus qu’à se coucher. Il se leva de son siège pour dégourdir ses jambes et, comme si l’interruption de la tâche, dans laquelle il était plongé tout l’après-midi durant, avait cassé ses capacités d’abstraction, il se sentit alors lui-même, solitaire dans son logis solitaire, silencieux dans sa maison silencieuse. »

Pinas et Gerardo ne semblent plus s’écouter. Le dialogue de l’un ou de l’autre découle dans une impasse. A sens unique. Ou à contre-sens, comme si leurs mots prenaient des rails différents. Le chef de gare a du modifier l’aiguillage de leur rencontre. La nuit s’enrichit d’une couleur noire profonde, elle devient sombre, ma lecture se fait énigmatique.

Etrangéité même, de ce petit fascicule que j’achève lorsque le train me ramène à mon point de départ. Le trajet m’a semblé si court et pourtant il m’a transporté. Intérieurement surtout. Que dire de plus. Lorsque j’ai fermé ce dialogue des silences, ma première incursion dans l’univers de l’écrivain argentin Eduardo Mallea, j’étais convaincu par la profondeur de ce livre. D’ailleurs… Un, j’ai déjà envie de relire ce roman. Deux, j’ai encore plus envie de découvrir d’autres œuvres « malléennes ». Trois, des histoires de silences, cela me parle profondément. Quatre, j’ai fini ma Quilmes et cherche un nouveau roman argentin pour en décapsuler une autre. Maintenant, j'ai envie de parler à la nuit, à la lune bleue, à ma Quilmes...

Merci.  

« Au fil de ces lentes journées d’août, il s’enfonça de plus en plus profondément dans un silence sans issue, pensif et pesant. Au lieu d’aller à son travail, il préférait rester chez lui pour réfléchir et lire, au-delà des lignes, des textes qui n’étaient pas ceux qui étaient imprimés, des textes à lui, errants et vagabonds. »


« Dialogues des Silences », Eduardo Mallea.



10 commentaires:

  1. Merci de remettre de l'avant Eduardo Mallea, un auteur dont j'ai dévoré l'oeuvre il y a un bon bout.
    Je garde un très bon souvenir de "Chaves", "Cendres" et de ces "Dialogues".

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    1. Ma première expérience "malléenne" et je n'ai qu'une envie, découvrir "Chaves" et "Cendres"...

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  2. Me voilà très fortement tentée par cet auteur, le premier titre qui me tombera sous la main sera le bon.

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    1. Peu importe le titre, j'ai effectivement l'impression...
      D'ailleurs, je viens d'en acquérir un second que je ne tarderai pas de lire...

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  3. Est-il vraiment besoin d'un roman argentin pour décapsuler une Quilmes ?...

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    1. Une évidence même. La Quilmes s'accompagne exclusivement d'un roman argentin. Ou d'un sourire aussi bandant qu'une argentine...

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  4. Une éternité que je n'ai pas écouté Astor Piazolla, je suis certaine d'en avoir un dans ma pile de CD.
    Astor + une Quilmes ça le fait aussi, non ? :)

    ;-)

    Salud Bisonte

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    1. La Quilmes, Astor, le silence, ça se fait aussi. Dans l'ordre ou le désordre.

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  5. "Le silence est magistral, ce soir. Au clair de lune"... le silence y'a que ça de vrai. Car fuck tout le reste, le blizzard, Noël, le vol des oiseaux sans lagopèdes, les majeurs qui dorment et la banquise sans neige...
    J'te prendrais bien un p'tit verre de ton comptoir, car fuck l'heure! ^^

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    1. La banquise sans neige ! Parle pas de malheur, ça sera la fin de l'humanité, le majeur asséché et les plumes de lagopèdes envolées...

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